Leaders imparfaits, leadership robuste : la voie du vivant
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Résumé
Dans un monde complexe et imprévisible, le leader parfait capable de relever sans problème tous les défis est un mythe. Cet article plaide pour un leadership plus humain, plus robuste. Pour un leadership qui assume l'imperfection, accepte les erreurs (les siennes et celles des autres) et crée des conditions propices à la durabilité. L'autrice souhaite initier une réflexion sur la notion de robustesse inspirée par les travaux d'Olivier Hamant et proposer des pistes pour l'appliquer au leadership.
INTRODUCTION
Dans l'imaginaire collectif, le bon gestionnaire reste encore celui ou celle qui anticipe tout, reste imperturbable dans la tempête et est capable de garder le cap en tout temps. Malgré les appels à une posture plus bienveillante et humaine, les attentes envers les gestionnaires et dirigeants restent élevées. Il suffit de consulter les référentiels de compétences des gestionnaires dans les organisations pour constater qu'on peut compter facilement plus de dix compétences clés de base, chacune déclinée en plusieurs comportements attendus.
Cet appel permanent au développement et au dépassement de soi peut encourager une forme de perfectionnisme. Poussé à l'extrême, ce dernier devient une quête de performance souvent génératrice d'épuisement, d'anxiété et de stress chronique.
S'il est certes souhaitable d'amener les gestionnaires à développer plusieurs compétences, il ne faut pas oublier qu'ils restent et resteront des humains, avec leurs forces, leurs vulnérabilités et leurs imperfections. Et si un(e) gestionnaire imparfait(e) était en fait un leader plus humain, plus robuste et plus mobilisateur ?
I– LES LIMITES DU PERFECTIONNISME
L'Université Laval 1 établit une distinction entre une personne consciencieuse et une personne perfectionniste. La première « s'impose des standards d'excellence humainement possibles à atteindre. Elle sait doser ses efforts et établir ses priorités sans toutefois négliger l'importance des détails ». La seconde, en revanche, « s'impose des standards d'excellence extrêmement difficiles à atteindre, voire impossibles. Elle ne sait doser ses efforts, se surinvestissant parfois dans des activités de moindre importance au détriment de certaines plus prioritaires ».
Dans certains contextes, certains référentiels de compétences en gestion, en multipliant les attentes à très haut niveau, risquent d'alimenter involontairement ce perfectionnisme. Le gestionnaire devient alors un idéal type inatteignable à atteindre censé exceller en tout temps en innovation, optimisation, mobilisation, stratégie, gestion du changement, communication interpersonnelle, gestion du stress sous pression...
Il est important d'encourager les gestionnaires et dirigeants à progresser, mais utopique de s'attendre à une maîtrise consciente et constante de toutes ces compétences. Dès que des écarts apparaissent (ex. : des « erreurs » de jugement, de posture ou de communication), celles-ci sont vite perçues comme des fautes, parfois jugées plus sévèrement que chez les membres de leur équipe. C'est là tout le paradoxe : on attend des gestionnaires qu'ils fassent preuve de tolérance face aux essais-erreurs des autres, mais on leur accorde peu de marge lorsqu'ils expérimentent, doutent ou ajustent leurs pratiques.
II– LES VERTUS DE L'IMPERFECTION : LA ROBUSTESSE
Les sciences du vivant nous offrent une alternative intéressante à la recherche de perfection : la robustesse. Selon le biologiste Olivier Hamant 2, le vivant ne fonctionne pas sur le mode de l'optimisation maximale et de la recherche constante de la perfection, mais sur celui de la robustesse. Celle-ci est la capacité à absorber les chocs, à continuer à fonctionner dans un environnement imparfait. Dans cette perspective, l'imperfection (des leaders et l'organisation) devient une condition nécessaire de la durabilité (dans le poste de leader et de l'organisation).
Ces imperfections se vivent tous les jours dans les organisations : stratégie mal communiquée, gestion du changement inexistante, conflits et désaccords entre départements, lenteur décisionnelle, manque de clarté des rôles et responsabilités, incertitude concernant le futur... Il est bien évidemment important que les dirigeants mettent en place des « correctifs » pour tenter de diminuer l'incertitude ou organiser de manière optimale le travail pour réduire les coûts. Toutefois, cette quête de performance à tout prix place les équipes sous pression constante, au point qu'elles peuvent perdre leur capacité à encaisser de nouveaux changements ou faire face à des crises futures, fragilisant ainsi toute l'organisation.
Être robuste, c'est donc prévoir des marges de manoeuvre pour les moments de crise ou de pression où il faudra alors être efficace et efficient. Olivier Hamant propose une analogie frappante avec le corps humain. Celui-ci est sous-optimal à 37oC et optimal vers 39-40oC. Certaines protéines ne sont actives qu'à ces températures. Or diriez-vous qu'un corps à 40oC, considéré comme optimal, serait viable ? Certainement pas ! Il finirait par s'épuiser.
Revenons à nos équipes : chercher à déterminer le nombre optimal d'employés dans une équipe peut générer des gains financiers à court terme. Mais cette approche ne sera pas nécessairement viable à long terme si les équipes sont constamment sous pression, notamment en raison du roulement naturel que l'on trouve dans beaucoup d'équipes.
Pour les gestionnaires, les constats sont similaires : un gestionnaire constamment sous pression pour s'améliorer, qui court à éteindre des feux, dont le temps sera analysé pour vérifier qu'il fait les « bonnes » choses est à risque d'épuisement.
Voici donc quelques pistes de réflexion pour intégrer un peu de robustesse dans ses pratiques de gestion.
III– LE PORTRAIT DU LEADER ROBUSTE
Premièrement, il(elle) vise un sain développement des compétences pour lui(elle)-même en acceptant que certaines habiletés ou compétences ne soient pas maîtrisées à court terme. Il(elle) identifie ce qui est le plus pertinent pour la gestion de son équipe, et choisit un ou deux axes de développement à la fois, au lieu de chercher à progresser sur tous les fronts. De cette manière, il(elle) rendra visible sa propre imperfection ainsi que sa volonté de continuer à apprendre, tout en maintenant un certain équilibre.
Deuxièmement, ce leader peut laisser un peu de place à la redondance, en s'assurant par exemple que plusieurs personnes dans l'équipe maîtrisent certaines compétences clés, pour éviter des problèmes au niveau du transfert des connaissances.
Troisièmement, la personne protège les temps morts, permet aux équipes de respirer et de reprendre leur souffle. Elle travaille activement à une réorganisation du travail qui s'assure du respect des pauses repas ou qui évite l'enchaînement de rencontres les unes après les autres sans temps de préparation ou de suivi. Le leader bloque également des temps de réflexion stratégique ou laisse à ses équipes la possibilité d'explorer des sujets qui ne sont pas directement en lien avec leur poste, mais qui pourraient servir l'organisation.
Enfin, ce leader donne une place au flou, à l'évolution et à l'inachevé. L'expérimentation doit avoir sa place, car c'est elle qui permet d'innover. Il peut être paradoxal parfois d'attendre de ses équipes une optimisation de leur temps de travail tout en exigeant d'eux qu'ils innovent à marche forcée.
Nous suggérons aussi quelques changements à faire dans les référentiels traditionnels de compétences en gestion pour intégrer plus de robustesse :
Au niveau de la gestion des résultats, il serait par exemple possible d'ajouter l'élément suivant : « Intègre des marges de manoeuvre dans la planification pour permettre des ajustements en cours de route. Prend en compte les effets à long terme, même si cela implique de ralentir temporairement certains processus ». Cela permettrait de sortir de formulations focalisées seulement sur l'optimisation ou les suivis rigoureux ;
Au niveau de l'innovation : « Met en place un cadre propice à l'expérimentation lente, à la diversification des approches et à la conservation de solutions anciennes lorsque leur redondance renforce la robustesse du système » ;
Au niveau de la gestion du changement : « Met en oeuvre des changements progressifs, en laissant place à l'ajustement et à la résistance constructive. S'assure que les équipes aient l'espace émotionnel et organisationnel pour absorber les transitions » ;
Au niveau du courage et de la résilience : « Conçoit des environnements qui résistent aux chocs grâce à la diversification des ressources, la mutualisation des pratiques, et l'acceptation de zones de flou » ;
Au niveau de la pensée stratégique : « Considère la complexité comme une composante naturelle des situations et choisit, lorsque nécessaire, des solutions évolutives, provisoires ou partielles adaptées au contexte ».
CONCLUSION
La réflexion que nous amenons n'a pas pour but de remettre en question la pertinence des référentiels de compétences ; ceux-ci demeurent des outils précieux pour soutenir le développement des gestionnaires. L'idée est d'inviter à réfléchir aux attentes et hauts standards qu'ils véhiculent, et sur les effets que ces exigences peuvent avoir sur la santé psychologique des gestionnaires.
Cet article propose aussi d'explorer une voie différente : celle d'un leadership inspiré du vivant, fondée sur la robustesse dans les pratiques de gestion, l'adaptabilité et l'imperfection. Une voie qui pourrait permettre aux leaders et aux organisations de devenir réellement humains et plus durables.
Notes
1. Université Laval, "Le perfectionnisme : quand le mieux devient l'ennemi du bien", en ligne :
2. Hamant, O. (2022). La Troisième voie du vivant : La robustesse. Éditions Odile Jacob